CHAPITRE V
Les doigts de Blanche-Neige appuyèrent un peu trop fort sur la poitrine de Charles Dietrich et celui-ci poussa un petit gémissement de douleur. La jeune femme retira immédiatement sa main.
— Je t’ai fait mal ? demanda-t-elle d’une voix neutre.
Dietrich hocha la tête.
— Un peu, oui. Cette saloperie de blessure est de plus en plus sensible. J’espère qu’elle ne va pas mettre trop longtemps à me faire crever…
Blanche-Neige rangea le stéthoscope avec lequel elle avait ausculté le vieil homme, dans une trousse de cuir. Son étroite tunique noire moulait les moindres contours de son corps musclé, rehaussant sa poitrine mince et la rondeur de ses hanches.
— C’est toi, un poète, qui parles comme cela ?
— N’essaie pas de me faire la morale, s’emporta Dietrich. Je n’ai pas écrit un seul vers depuis bientôt quarante ans. Mon inspiration s’est enfuie dès que je suis arrivé dans ce quartier maudit. Et de toute façon, même un poète a le droit à quelques écarts de langage quand il sait qu’il est foutu…
— Inutile de t’énerver…, dit Blanche-Neige.
Elle n’avait pas élevé la voix. Dietrich ne pouvait pas se rappeler d’avoir une seule fois vu la jeune femme faire preuve de colère, de joie ou d’un quelconque sentiment humain. Elle était froide, éternellement, impression renforcée par le contraste que faisait l’extrême blancheur de sa peau avec le noir de jais de ses yeux et de ses cheveux. Et noire aussi était la substance dont elle enduisait ses lèvres fines. Blanche-Neige ignorait les couleurs aussi bien que les passions…
Pourtant elle n’était pas totalement insensible, songeait Dietrich, à preuve : elle le soignait, venant le visiter régulièrement depuis déjà deux ans sans jamais rien lui demander en échange.
— Rien ne prouve que tu sois… foutu ! ajouta-t-elle au bout d’un moment.
— Ne me fais pas rire, Blanche-Neige, soupira Dietrich. Je surveille le développement de cette blessure depuis que j’en ai vu les premières traces apparaître sur ma poitrine. J’ai vu ma peau devenir rouge, lentement, mes poils tomber un à un pour ne laisser qu’une surface lisse et boursouflée. J’ai surveillé la progression de la douleur au-dedans de moi, plus forte à chaque journée qui passait. Et maintenant la peau commence à se fendiller… Tu as vu comme moi ce qui sort de la blessure. À l’intérieur je suis pourri. Pourri ! Bientôt ce sera complètement ouvert et alors je crois qu’il ne me restera plus qu’à mourir…
Blanche-Neige secoua doucement la tête.
— Ce n’est pas obligé, Charles. Nous ignorons tout de la nature de cette maladie. Pour autant que nous le sachions, elle peut aussi bien te tuer dans les cinq minutes qui viennent que te brûler à petit feu pendant encore quelques dizaines d’années. Tu es la première personne à en avoir jamais été atteinte, souviens-t’en…
Dietrich eut un sourire forcé. À sa manière, Blanche-Neige essayait de lui rendre le moral mais il ne se faisait guère d’illusions : il n’en avait plus pour très longtemps. Et même s’il se trompait, ça n’avait pas grande importance : la vie qu’il menait n’avait plus guère d’intérêt. Depuis quarante ans déjà il avait cessé d’exister réellement pour s’enfermer dans la prison puante qu’était devenu Pigalle. Tout s’était passé très vite, en fait, presque sans qu’il ait conscience du déroulement des événements : lorsqu’il avait vingt ans il menait une existence aisée et oisive, vivant sur le magot confortable que lui avaient laissé ses parents à leur mort et qui aurait pu lui permettre de tenir toute sa vie. Vivant les derniers temps d’un monde au cœur embrasé, ainsi qu’il l’avait écrit, il profitait au maximum des restes d’une société capitaliste moribonde et s’adonnait sans honte aux plaisirs de l’alcool et de la chair. Moderne romantique, Charles Dietrich buvait – sans raison et plus que de raison – courtisait toutes les jeunes filles agréables à regarder qui passaient à sa portée, tombant sincèrement amoureux de chacune d’elle pendant quelques heures, l’espace d’une brève étreinte, mais réservait aux longues soirées d’hiver et de solitude celui qui de tous ses vices était le plus secret et le plus cher à son cœur : la poésie. Il écrivait, beaucoup, et par un bizarre coup de chance publiait tout autant, faisant souvent la première page des magazines littéraires en mal de vedettes. Il écrivait des vers, marqués d’un romantisme désespéré et d’une philosophie fataliste, souvent artificiels, mais qui parfois se révélaient véritablement empreints de sincérité et de talent. Toute une génération se reconnaissait dans ses œuvres – parfois de véritables épopées comme l’avaient été les chansons de geste du Moyen Age – et il était vite devenu le héros de la jeunesse parisienne. On l’invitait dans toutes les réceptions mondaines, dans toutes les réunions d’artistes, dans tous les meetings politiques clandestins. Les plus belles femmes tombaient à ses genoux, se pâmant devant le moindre de ses poèmes… À cette époque-là, Charles Dietrich possédait les amours, la gloire et la richesse ; ne demandant rien de plus à la vie, il se sentait parfaitement heureux…
Et puis il y avait eu cette visite médicale, au sortir de la grande épidémie de grippe. Afin de vérifier s’il ne restait pas quelques germes enfouis dans l’organisme d’un citoyen innocent, le gouvernement avait fait prélever quelques millilitres de sang à tous les Parisiens, à des fins d’analyse. Et c’est une semaine plus tard que le verdict était tombé : le plasma de Charles Dietrich contenait en grande quantité un virus dont on avait jusqu’alors ignoré l’existence et, en conséquence, le jeune homme était prié de se présenter au plus tôt dans un hôpital de son choix.
Dietrich avait alors eu une vision soudaine de ce qu’allait être son avenir : passer de laboratoire d’analyses en cabinet de spécialiste, de cabinet de spécialiste en salle d’opération et de salle d’opération en salle d’opération… Un virus totalement inconnu : la science, la médecine ne pouvaient pas laisser passer cela sans réagir, surtout avec un parfait cobaye prêt à l’emploi. Ausculter, piquer, injecter, tâter, saigner, opérer, couper, tailler, charcuter. Recoudre. Recoudre encore et toujours… En un instant Dietrich s’était vu transformé en souris de laboratoire, voire en phénomène de foire, pour peu que sa maladie ait pour particularité de lui faire pousser deux cornes et une queue fourchue.
Il avait vu cela et il avait dit « non ». Fermement !
Alors, forcément, les médecins s’étaient fâchés – certes, à première vue ce mal n’était pas contagieux mais néanmoins un tel manque de collaboration était inadmissible – et l’avaient fait rechercher par la police, si bien qu’il avait échoué dans le seul endroit où cette dernière ne pouvait venir le prendre : Pigalle. Il s’était retrouvé plongé dans le milieu des petits truands, des prostituées et des gavroches, ayant perdu le goût de boire et de faire l’amour, ayant presque oublié jusqu’au sens du mot « poésie »…
Quant à ses anciens admirateurs, nullement décontenancés par sa disparition, ils l’avaient baptisé « poète maudit » et, après l’avoir déifié pendant quelques années, avaient commencé doucement à l’oublier.
Et quarante ans plus tard, Charles Dietrich était toujours là, vivant au sein d’une cabane aux murs et au plafond vermoulus qui l’empêchait tout juste d’être englouti par la pluie ou de mourir de froid l’hiver, avec pour seul compagnon un vieux chat presque galeux qu’il appelait « Tim ». Il gagnait de quoi se nourrir en travaillant comme balayeur dans un troquet minable, comme tous les troquets de Pigalle. Sa barbe et ses cheveux avaient poussé, refusant obstinément de blanchir ; peut-être un effet secondaire de sa maladie…
Sur la poitrine de Dietrich, juste au-dessous du mamelon gauche, s’étalait la blessure, cicatrice longue de quatre à cinq centimètres, dont suintaient déjà quelques gouttes de pus et dont les lèvres allaient bientôt s’écarter…
Blanche-Neige défit la fermeture Eclair de sa tunique, fit glisser le vêtement sur sa peau nue et se glissa sous les couvertures, venant se plaquer contre Charles Dietrich qui l’entoura de ses bras et enfouit son visage au cœur de l’abondante chevelure brune. À chacune de ses visites, Blanche-Neige réussissait à rendre un peu de vigueur au corps fatigué de Dietrich et lui faisait retrouver pour un temps l’ardeur de sa période de gloire. Alors que la jeune femme commençait de le caresser, des lèvres et du bout des doigts, il se demanda encore une fois quelles étaient ses motivations. Qui était-elle réellement ? Que cherchait-elle ? Paradoxe vivant, elle avait achevé des études de médecine – une vocation juvénile, disait-elle –, avant de rentrer dans l’organisation et de devenir une exécutrice expérimentée, glaciale et impitoyable… Et finalement, guérir ou tuer, quelle différence ? Dans les deux cas il y a lutte, un corps à corps acharné entre un être humain et la mort, dont il ne pouvait sortir qu’un seul vainqueur. Tout bien pesé, il devait être assez excitant de jouer tantôt le rôle du vecteur de la mort et tantôt celui de son adversaire.
Les lèvres de Blanche-Neige couraient sur le corps de Dietrich, déposant des centaines de petits baisers piquants sur sa peau ridée. Elle, si froide en toute circonstance, devenait soudain brûlante, dès qu’il s’agissait de donner ou de recevoir du plaisir. Elle avait dit à Dietrich qu’elle faisait l’amour avec tous les gens qu’elle soignait parce qu’elle était frustrée de n’avoir jamais le temps de le faire avec ses victimes. Fanfaronnade ou réalité ? Il n’aurait pu le dire :
Les baisers de Blanche-Neige s’attardèrent longuement autour de la blessure, y faisant naître de minuscules points de souffrance qui se mêlaient d’excitation et d’angoisse.
— J’ai vingt ans et je suis un poète…, dit Dietrich.
Blanche-Neige éclata de rire et embrassa le vieil homme, mordant ses lèvres jusqu’au sang.
Richard Barthélémy arriva à Pigalle aux premières lueurs de l’aube et nul ne tenta de l’empêcher de pénétrer dans le quartier : métamorphosé comme il l’était, sa propre femme aurait eu des problèmes pour le reconnaître ; vêtu d’un blue-jean et d’une chemise écossaise crasseuse qui débordait de son pantalon, révélant un maillot de corps noirci par la transpiration et coiffé d’une casquette de toile il avait tout d’un bandit minable qui se serait trompé d’époque. Pourtant, malgré ces anachronismes vestimentaires, les habitants de Pigalle le laissèrent passer : il avait un peu l’air d’un fou mais absolument pas d’un flic : Barthélémy avait en plus pensé à se salir les cheveux et le visage et à asperger ses vêtements d’un peu de whisky de basse qualité, allant même jusqu’à en ingurgiter une ou deux gorgées en grimaçant, pour parfaire son haleine. Il avait dans l’idée de jouer les truands en cavale et voulait mettre toutes les chances de son côté. Du tact, avait dit le préfet, du tact… La première chose était encore de ne pas se faire repérer dès le début.
Il n’y avait pratiquement pas de transition entre Pigalle et le reste de la capitale : on marchait sur une route goudronnée, ou pavée, bordée d’immeubles, et brusquement on se retrouvait sur un chemin de terre, entre des baraques de bois disposées les unes par rapport aux autres sans souci d’un quelconque alignement… Pénétrant tout d’abord prudemment dans le quartier, Barthélémy s’était mis à marcher d’un pas de plus en plus décontracté à mesure qu’il s’enfonçait vers le cœur de Pigalle. S’il avait craint des regards indiscrets ou une foule de questions, il aurait été grandement détrompé. Les gens ne faisaient pas plus attention à lui qu’à un chien errant et il en vint à se demander pourquoi une opération d’assainissement n’avait pas été tentée plus tôt. En fait, ici on se contentait de tirer sur tout ce qui portait un uniforme…
Avisant deux ou trois types marchant à sa rencontre, il s’enhardit jusqu’à leur adresser la parole.
— Hé, les gars. Vous sauriez pas où je pourrais me rincer le gosier ?
Les trois autres se mirent à baragouiner des choses dans un langage incompréhensible et Barthélémy comprit qu’il était tombé sur des immigrés ; des Algériens à en juger par leur physionomie. Finalement, celui des trois qui semblait le mieux parler le français fit un geste de la main et lança quelques mots à l’adresse de Barthélémy. Le policier balbutia un vague remerciement et se dirigea dans la direction indiquée en espérant que le type avait bien compris le sens de sa question et qu’il ne lui avait pas montré le chemin des pissotières publiques. De toute façon, compte tenu de l’odeur qui régnait dans tout le quartier, les pissotières publiques devaient se situer contre n’importe quel mur. Barthélémy se força à retenir le hoquet de dégoût qui le saisissait périodiquement : ce n’était vraiment pas le moment de faire le délicat !
Bar du plaisir, annonçait l’enseigne de l’édifice devant lequel il arriva : une bâtisse faite de planches fixées entre elles par des clous rouillés et des vis au pas faussé. Les deux minuscules battants de la porte d’entrée rappelaient un peu ceux des saloons de l’Ouest profond tels qu’ils étaient représentés dans les westerns.
Barthélémy avala bruyamment sa salive : la minute de vérité était arrivée. Prenant une longue inspiration, il fit un pas en avant et pénétra dans le bar. Quels qu’aient été les défauts du commissaire, on pouvait au moins lui reconnaître une chose : il possédait une sérieuse dose de courage…
À l’intérieur, il n’y avait presque personne : à cette heure-ci, la plupart des gens dormaient encore. Seul un vieil ivrogne à la barbe de plusieurs jours et aux vêtements en loques était attablé devant un verre d’alcool, le regard fixé dans le vide. Il était probablement en train de cuver tout ce qu’il avait bu pendant la nuit et semblait à la limite de s’écrouler sur le sol. Derrière le comptoir – une planche pas trop pourrie, posée sur quelques tonneaux – le barman ne quittait pas Barthélémy des yeux. C’était un type courtaud et trapu, au visage mangé par une épaisse moustache noire. Sans hésiter le policier s’approcha de lui et, posant une pièce de monnaie sur le comptoir, commanda un whisky que le type lui servit sans empressement. Il ne devait pas tellement aimer les têtes nouvelles…
— Barthélémy ! Richard Barthélémy !
La voix avait claqué, nette et cassante, derrière le commissaire et celui-ci avait immédiatement senti tout son joli plan de bataille s’écrouler. Entre tous les truands de Pigalle il avait fallu qu’il tombe directement sur un qui le connaissait. Barthélémy se retourna d’un seul bloc, prêt à tirer son arme si cela s’avérait nécessaire : en face de lui se tenait un homme de haute taille, légèrement voûté par les années, portant longs une barbe et des cheveux d’un brun éclatant. Il eut beau chercher, il ne put se rappeler d’avoir un jour procédé à l’arrestation de cet homme…
— Eh bien, Richard, tu ne me reconnais pas ? dit le barbu en souriant de toutes ses dents. Il est vrai qu’il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus…
L’homme s’approcha doucement du commissaire, qu’il dominait de la tête et des épaules, sans cesser de sourire ni de le fixer avec des yeux brillants. Barthélémy détaillait le visage émacié, le nez aquilin, les lèvres gourmandes à demi masquées par la barbe, et les poches de fatigue s’étendant sous les yeux, les rides accusées par le front et les joues, mais il ne se souvenait pas de cet homme.
— Tu connais ce type, Dietrich ? fit brusquement le barman à l’adresse du barbu.
Alors quelque chose se débloqua dans le cerveau de Barthélémy et les souvenirs affluèrent.
Lorsque Richard Barthélémy avait dix ans, il habitait dans un appartement soigneusement entretenu, au premier étage d’un immeuble du seizième arrondissement. Ses parents se saignaient aux quatre veines pour conserver ce logis, se privant de tout à seule fin de préserver ce qu’ils appelaient leur standing, mais Richard, lui, ne se rendait pas compte de cela. À dix ans, les questions d’argent n’ont jamais beaucoup d’importance.
Pourtant il aimait cet appartement et ce pour une seule et unique raison : leur voisin de palier était un type extraordinaire. C’est du moins ce que pensait Richard, car ses parents ne cessaient au contraire de se répandre en commérages sur le compte de « ce-fainéant-qui-vit-de-la-stupidité-des-gens ». Plus tard, bien sûr, Richard s’était aperçu que ses parents avaient raison et que rien n’excuse une vie oisive, pas même l’amour de l’art, mais à l’époque, dans l’insouciance de ses dix ans, il enviait prodigieusement Charles Dietrich, ce jeune homme qui n’avait que le double de son âge et qui passait ses journées et ses nuits à faire la fête en compagnie de ses amis ou à écrire de la poésie. Un jour, Richard était entré chez Dietrich pour lui demander, de la part de sa mère, si par hasard il ne lui resterait pas un peu de café. On le lui rendrait, bien sûr, mais les temps étaient durs et… Enfin il savait ce que c’était, n’est-ce pas ? Dietrich avait donné au petit garçon un paquet de café entier, en disant que ce n’était pas la peine de le lui rendre : il n’était pas dans le besoin.
S’enhardissant, Richard avait alors confié au jeune homme que lui aussi il aurait aimé devenir poète, plus tard…
Dietrich avait souri et lui avait fait cadeau d’un recueil de ses propres poésies, en lui demandant très sérieusement de lui dire ce qu’il en pensait. Flatté que l’on s’intéresse à son avis, Richard avait lu le livre et, bien évidemment, l’avait trouvé magnifique… Il était retourné très souvent chez Charles Dietrich, en cachette de ses parents, et le poète s’était progressivement pris d’affection pour le petit garçon…
Mais un jour il avait disparu, mystérieusement, laissant toutes ses affaires dans son appartement, et n’était jamais revenu. Richard Barthélémy, lui, avait grandi et il avait parfois relu le recueil de poèmes, le trouvant de plus en plus marqué – à mesure que les années passaient –, par une idéologie contestable.
Mais, fidèle à un souvenir d’enfance, il ne l’avait jamais jeté et n’avait jamais non plus oublié Charles Dietrich…
— Tout le monde vous croit mort, vous savez…, dit Richard Barthélémy en chauffant entre ses mains le verre d’alcool frelaté que Dietrich venait de lui servir. Le vieux poète l’avait emmené jusqu’à l’infâme cabane qu’il appelait sa maison : ils seraient mieux pour discuter, disait-il…
Assis sur une chaise branlante, Barthélémy se sentait mal à l’aise : voir cet homme qu’il avait connu riche et heureux tombé dans une telle déchéance lui soulevait le cœur. Du coin de l’œil il surveillait le chat tigré au pelage sale qui, perché sur le rebord de la fenêtre, le regardait en exhalant des grognements menaçants.
— La paix, Tim ! dit Dietrich, c’est un ami…
Le vieil homme se retourna vers Barthélémy et sourit.
— Il n’aime pas tellement les étrangers mais en fait il n’est pas méchant. Je ne sais pas trop ce que je deviendrais sans ce vieux matou. C’est le seul être vivant vraiment fréquentable dans ce quartier ! (Il toussota un instant puis reprit :) Tout le monde me croit mort, tu dis ? C’est très bien comme cela, Richard. C’est même exactement ce que je voulais.
— Mais… pourquoi ?
— Tu as dû apprendre mon histoire, non ? Je n’avais pas envie de servir de cobaye aux médecins, même si le seul moyen d’empêcher cela était de devenir balayeur dans un bistrot et de vivre dans la crasse. Tu comprends ?
Non. Barthélémy ne comprenait pas. Il ne pouvait pas comprendre que l’on se soustraie volontairement à son devoir de citoyen, surtout à un tel prix. Néanmoins c’est en souriant qu’il répondit :
— Oui. Je crois que je vous comprends…
— Ça me fait plaisir, dit Dietrich en posant une main amicale sur l’épaule du policier. Et toi ? Qu’est-ce que tu viens foutre ici ?
Nous y voilà, pensa Barthélémy. Dietrich avait quitté le monde depuis trop longtemps pour savoir qu’il était entré dans la police mais il allait tout de même falloir être convaincant. Il poussa un long soupir découragé.
— Je suis au bout du rouleau, dit-il, la moitié des flics de Paris sont à mes trousses depuis une semaine et ça fait trois jours que j’ai à peine fermé l’œil !
— En cavale, hein ? fit Dietrich. Je m’en doutais un peu. C’est la principale raison qui pousse les gens à se réfugier ici. Qu’est-ce que tu as fait ?
— Pas grand-chose… Je me suis retrouvé un peu par hasard dans une réunion politique et j’ai commis l’erreur de prendre la parole. J’ai dit que les troglodytes étaient des gens comme les autres et qu’ils avaient autant le droit de vivre que n’importe qui. Vous savez qui sont les troglodytes, je suppose ?
Dietrich acquiesça.
— Oui ! En fait je suis tout de même à peu près au courant de tout ce qui se passe dans la capitale. Il y a beaucoup d’allées et venues à Pigalle, et les gens parlent énormément. Mais continue, s’il te plaît…
Barthélémy s’exécuta, sentant les mensonges sortir de plus en plus facilement de sa bouche, à mesure que l’habitude se prenait.
— J’ai été très applaudi, ce jour-là. Manque de pot : il y avait des flics déguisés dans l’assemblée et tous les gens qui ont émis des idées contraires à celles du gouvernement ont été fichés. Ils m’ont collé l’étiquette d’agitateur politique et ont lancé un mandat d’arrêt contre moi. J’ai eu la chance de pouvoir m’enfuir mais maintenant je ne sais vraiment plus quoi faire…
— Tu peux rester chez moi, si tu veux. En attendant de trouver mieux en tout cas. Tu n’as peut-être pas l’intention de passer le reste de ta vie dans ce coin pourri. Je vais te faire rencontrer des gens assez importants. Dans le milieu, je veux dire… Ils pourront peut-être te trouver une planque ou même te faire passer à l’étranger…
Le vieil homme eut un sourire franc et amical.
— Tu sais, je suis heureux de t’avoir revu, Richard !
Et pendant une brève seconde Richard Barthélémy eut un peu honte…